Répertorier les pratiques littéraires numériques au Québec : le Catalogue des œuvres littéraires numériques (COLiN)

Auteur
Benjamin Arteau-Leclerc
Alicia Chabot
René Audet
Logo Catalogue des œuvres littéraires numériques

Sous-projet du grand chantier PLiNE (Patrimoine littéraire numérique) du projet Littérature québécoise mobile, financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), le Catalogue des œuvres littéraires numériques (COLiN) recense les œuvres littéraires numériques québécoises dans le but de dresser un portrait du développement des pratiques artistiques littéraires et numériques au Québec, de La machine à écrire (1964) de Jean A. Baudot jusqu’à aujourd’hui. Ce dépouillement, dans un premier temps, répond au désir de combler le manque de documentation concernant le développement des pratiques numériques au Québec et, dans un deuxième temps, rend possible l’analyse des grandes tendances liées à l’investissement de ce médium par les écrivain·es. 

En réunissant le plus d’informations possible sur les œuvres numériques québécoises à travers le temps, le projet COLiN permet de documenter la transition et l’évolution de la pratique. Élaborer une perspective historique de ces pratiques en arts littéraires ayant une forte dimension numérique rejoint d’ailleurs l’un des principaux objectifs de Littérature québécoise mobile. Une telle histoire reste impossible sans l’établissement du corpus, l’identification de grandes tendances et la compréhension du contexte culturel aussi bien qu’institutionnel. 

Les grandes étapes du chantier

Vouloir retracer les œuvres littéraires numériques ayant existé suppose un travail d’investigation assez important. Les livres édités, eux, sont indexés par leur code ISBN, sont stockés dans des bibliothèques et font généralement l’objet d’un dépôt légal – ces caractéristiques et procédures instituées facilitent largement leur repérage. Les œuvres numériques, au contraire, n’ont pas d’identifiant unique, ne sont pas systématiquement prises en charge par une instance de mémoire et recourent à divers supports et formats matériels (disquettes, CD-ROM, sites web, applications téléchargeables...) qui les font circuler selon des modalités très variées. C’est dire à quel point elles peuvent vite devenir invisibles en l’absence d’un discours promotionnel ou de référencements stables – sans compter la disparition éventuelle du fichier de référence (le fichier téléchargeable ou le site consultable) si l’instance de diffusion ne maintient plus sa disponibilité en ligne.

Pas de portes d’entrée sur ce (ces ?) corpus, pas de répertoires pré-existants, pas de garants de mémoire : établir le corpus des œuvres littéraires numériques au Québec est un véritable travail d’investigation. Plusieurs stratégies ont été testées. D’une part, il a fallu procéder à  l’identification des acteur·ices et organismes du milieu littéraire et culturel présents dans le secteur du développement informatique et sur le web ; d’autre part, notre équipe a procédé au dépouillement de différentes sources de la presse et de périodiques, en plus d’écumer des catalogues de bibliothèques nationales à la recherche d’œuvres, d’auteur·ices et de collectifs susceptibles d’intégrer notre corpus.

Parfois, de petits répertoires (contemporains ou plus anciens) publiés sur des sites web permettaient de profiter du geste de curation opéré par différentes personnes à travers le temps et d’ainsi repérer des œuvres autrement non indexées. Les membres de l’équipe ont aussi pu puiser dans les archives d’organismes littéraires et culturels afin de dénicher des œuvres qui pouvaient être en phase avec l’objectif du projet. Cette recherche nous a permis de constituer une banque d'œuvres qui restera sûrement toujours en élaboration, en raison des zones tant multiples qu’obscures que cet inventaire doit couvrir.

Afin d’intégrer le catalogue, les œuvres trouvées, qui mobilisent étroitement le numérique dans leur création, doivent avoir une forte dimension littéraire. Au moins un des membres ou des organismes associés à la création de l'œuvre doit être originaire du Québec ou s’y être établi, du moins temporairement. Même si la majorité du corpus est de langue française, des œuvres dans d'autres langues peuvent y figurer ; celles qui ont été créées pendant un court séjour au Québec par un·e artiste étranger·ère n’ont pas été retenues. Toutes les œuvres répondant à ces critères ont par la suite fait l’objet de fiches décrivant les grandes lignes de leur création, de leur fonctionnement et de leur propos (et de leur réception éventuelle, même si souvent rarissime).

Décrire et référencer les œuvres numériques 

En amont de ce projet, les équipes de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques, du Laboratoire NT2 et de Littérature québécoise mobile – pôle Québec ont créé le VODOLIN, un vocabulaire partagé servant à décrire les différentes pratiques littéraires et les œuvres numériques qui y sont associées. Le format, les genres et formes littéraires, les modalités procédurales, la nature de l’objet, le principe d'organisation, le support et la technique employés : ces différents aspects descriptifs ont fait l’objet de réflexions menées sur plusieurs mois, suppposant discussions et reformulations. Cet effort collectif a mené à l’établissement d’une typologie descriptive à la fois suffisamment précise pour être opératoire, mais également assez souple pour englober la variété et l’hybridité des pratiques numériques existantes et potentiellement à venir. En élaboration depuis l’automne 2021, cet outil continue d’être source d’échanges lorsque de nouvelles œuvres atypiques ou limitrophes sont découvertes. Effectivement, il arrive que les frontières entre les pratiques artistiques s'effacent en contexte numérique. Les arts et les médiums sont en mouvance, donnant naissance à des œuvres inédites qui fragilisent la définition de ce qui constitue la « littérature ». Qu’est-ce qui définit le jeu vidéo littéraire ? Comment départager la vidéopoésie du court-métrage cinématographique ? Comment distinguer une entrée de blogue d’un récit fragmentaire autofictionnel ? Toutes ces questions occupent l’équipe chargée de sélectionner les œuvres du corpus et de les décrire de façon opératoire. Il convient de s’adapter à la réalité des pratiques et d’ajuster en conséquence le vocabulaire ou d’y ajouter des entrées, lorsque nécessaire.

Les œuvres font l’objet de fiches descriptives qui sont compilées dans le logiciel de gestion de collections numériques OmekaS, logiciel libre (« open source ») sélectionné pour sa flexibilité et son accessibilité. Par ailleurs, un module lui permet d’être interopérable avec Opentheso, le gestionnaire de thésaurus hébergeant notre vocabulaire VODOLIN au cœur de notre démarche. Diverses fonctionnalités d’affichage sont possibles à partir d’Omeka : création de sous-collections, outil de ligne du temps ou encore affichage externe du contenu par l’API du logiciel. Le travail de recensement et de rayonnement de ces œuvres ne s’arrête toutefois pas à l’élaboration d’une base de données publique sur OmekaS.

Rappelons la singularité de ce corpus : ces œuvres ne sont que rarement référencées. Du point de vue des index, répertoires ou autres ressources de ce type, elles n’existent pas. C’est pourquoi nous avons décidé de contribuer à leur existence en leur offrant un référent unique. Plutôt que de créer un nouveau référentiel à maintenir et supporter, nous avons opté pour une base publique et ouverte. Ainsi, pour chacun·e des créateur·ices, des œuvres et des organismes, une entrée Wikidata a été créée, ce qui leur attribue un identifiant unique contribuant à renforcer la visibilité et la légitimité accordées à ce corpus. Autre objectif: nous voulions nous assurer que chaque projet dans les différentes universités puisse référer aux œuvres grâce à un identifiant pérenne et commun, en l’absence d’autres modes d’indexation de ces œuvres qui échappent notamment au dépôt légal ; c’est pourquoi les fiches sur OmekaS reprennent cet identifiant, de façon cohérente avec la base Wikidata. Une première « Journée Wikidata » s’est déjà tenue au printemps 2022 et, par le travail conjoint d’une quinzaine de personnes, 646 fiches et quelques milliers de déclarations ont été créées en 8 heures. Ce projet a ainsi permis de renforcer la présence des œuvres québécoises sur la base de données centrale au projet Wikimédia, augmentant leur chance d’être reconnues et représentées, par exemple, sur l’encyclopédie collaborative Wikipédia. 

Conserver une trace des œuvres numériques québécoises 

À travers ce chantier de dépouillement et de mise en valeur des pratiques artistiques québécoises sur le Web, l’équipe est parvenue à remonter aux débuts des usages du numérique et à commencer à dresser un portrait assez représentatif des grands jalons de l’histoire littéraire numérique au Québec. Le fait de remonter à la période voyant naître l’informatique personnelle vise entre autres à saluer l’originalité et l’inventivité dont ont fait preuve les piliers du numérique québécois, notamment dans leurs explorations des possibilités liées au support. Ce corpus se révéla toutefois, à de nombreuses reprises, difficile d’accès : les sites, depuis longtemps abandonnés, sont considérablement moins bien référencés ou n’existent simplement plus, alors que certaines fonctionnalités, essentielles à la lecture des œuvres, sont désormais inutilisables. La fin d’Adobe Flash en 2020, par exemple, a grandement complexifié la consultation des œuvres numériques. Heureusement, certaines initiatives comme la Wayback Machine d’Internet Archive ou encore Ruffle, un émulateur Flash, permettent de pallier, même partiellement, ces difficultés.

Malgré ces outils, certaines œuvres se sont évanouies parce que leur disparition précède 1996, année de début des captures par la Wayback Machine, ou encore parce que leurs nombreux déménagements d’un serveur à un autre et le manque de suivi de la part des services d’hébergement ou de l’artiste même ont brouillé les pistes. Plusieurs d’entre elles demeurent inachevées, avec parfois des promesses explicites – mais non respectées – de publications imminentes, tenues il y a plus d'une ou deux décennies. Le développement de ces pratiques littéraires reste donc assez difficile à étudier compte tenu du caractère mouvant de ce corpus, mais aussi en raison des divers problèmes liés à l’obsolescence des techniques utilisées. Le COLiN permet ainsi de conserver une trace et un aperçu de ces œuvres.

Esquisser le portrait d’un écosystème créatif

En s’intéressant aux œuvres qui constituent le paysage littéraire numérique québécois, il convient aussi de s’interroger sur les acteurs et actrices qui ont alimenté cet espace culturel. D’auteur·ices établi·es aux écrivain·es amateurs, en passant par les figures anonymes ou cachées derrière un pseudonyme, le web a permis la cohabitation d’une multitude de pratiques distinctes. Certain·es profitent de la liberté que leur permet le Web pour faire de leur page personnelle un laboratoire de publications et pour partager des textes anonymement, sous pseudonyme ou simplement signé de leur prénom. D’autres, au contraire, l’utilisent pour étoffer leur pratique ou encore comme vitrine de publication afin de se tailler une place en tant que webmestre et artiste du numérique. Par le biais de blogolistes ou des réseaux sociaux fréquentées, iels s’inscrivent alors dans un réseau de lecteur.ices et de créateur.ices.  La disparité des pratiques artistiques présentes sur le Web et les difficultés liées à l'accessibilité de certaines œuvres confirment donc l’importance d’accorder davantage de visibilité à ce corpus constamment menacé de disparition, pouvant être décrit par un vocabulaire à la fois englobant et précis afin de bien caractériser les œuvres. L’ouverture publique du COLiN, notre Catalogue des œuvres littéraires numériques, permet de découvrir actuellement plus de 400 œuvres. Si le COLiN est maintenant accessible, cela ne signifie pas pour autant que notre travail est terminé. Le chantier sera en perpétuelle construction : de nouvelles œuvres littéraires naissent chaque jour et d’autres, plus anciennes, restent à dénicher.