Si nos perceptions et nos représentations du temps ont longtemps été stables, elles se sont diversifiés et complexifiés depuis le 19e siècle. Les révolutions industrielles, du transport et des communications nous ont d’abord fait entrer dans le temps accéléré et irrémédiablement tourné vers l’avenir de l’idéologie progressiste. Puis, au 20e siècle, la physique théorique a proposé une relativisation du temps, sa courbure et son maillage avec l’espace, un temps cosmique qui n’a plus rien d’humain et qui donne le vertige. C’est également le siècle de la Seconde Guerre mondiale et son temps de la fin de l’humanité; la fin des empires coloniaux et de son temps universel; la fin de la guerre froide et celle de l’Histoire, selon les vainqueurs néo-libéraux; mais aussi la fin des grands récits et la déconstruction temporelle postmoderniste. Au 21e siècle, le présentisme s’est imposé avec l’arrivée du numérique et des écrans, sans compter la pandémie actuelle dont l’impact sur notre rapport au temps est encore à étudier. Il s’agit là d’un portrait incomplet, mais il montre la complexité de ce qui est en jeu : plutôt que de se succéder, ces changements s’additionnent et demeurent bien prégnants. Ce n’est donc pas un hasard si l’émergence et la montée en popularité des représentations alternatives du temps débute également au 19e siècle. Alors que la solidité du réel s’effrite et que le temps apparaît de moins en moins linéaire, que le rapport au passé, au présent et au futur se fait incertain, l’imaginaire devient l’interface idéale pour l’appréhender, et les différentes formes de fiction et de représentation contemporaines lui offrent un support parfait.
En 1857, le philosophe Charles Renouvier invente le terme « uchronie » – cette « utopie dans l’Histoire » – et marque la naissance d’un genre qui fleurit autant chez les philosophes politiques que chez les littéraires, un genre qui nous ramène aux fondements mêmes de la fiction en posant la question : « Et si… ? ». L’uchronie déplace l’utopie spatiale vers une nouvelle frontière, celle du temps, et comme l’utopie, elle est politique dès le départ. Au 19e siècle, les uchronies permettent d’imaginer ce que serait le monde occidental si l’Empire romain ne s’était pas écroulé, si Napoléon avait vaincu, si les rois n’avaient pas perdu la tête, mais au 20e siècle, elles se déplacent vers un point de divergence uchronique quasi unique qui obsède, qui apparaît comme le temps zéro de notre époque : la fin de la Seconde Guerre mondiale. La très vaste majorité des uchronies récentes imaginent ce que serait notre présent après une victoire nazie, si Hitler était mort plus tôt ou s’il était devenu un artiste. Si l'on parle de « ground zero » dans l’imaginaire de la fin (pour parler de la bombe nucléaire ou des attaques du 11 septembre), l’imaginaire uchronique diverge à partir d’un « temps zéro » qui se situe souvent en 1945. Ce choix pourrait s’expliquer de plusieurs manières : une vraie impression qu’il s’agit là d’un moment de basculement majeur; la peur d’un retour du fascisme aujourd’hui; la nostalgie d’une époque sans ambiguïté morale, etc. Aujourd’hui, l’uchronie prend plusieurs formes : individuelle, explorant les enjeux des choix personnels et leurs contingences; économique (Sagan); ou culturelle. Dans ce dernier cas, elle peut offrir la possibilité de ré-imaginer une version de l’histoire avec, au centre de celle-ci, des acteurs autrement marginalisés dans celle de l’Occident, afin de mettre en exergue et de dé-essentialiser cette marginalité.
Un peu moins d’un siècle après l’apparition du mot « uchronie », alors que le genre littéraire est encore en plein essor, Jorge Luis Borges publie « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » en 1941, une nouvelle qui utilise la divergence temporelle pour tenter une exploration formelle et fictionnelle encore bien plus vaste : la fiction de mondes parallèles. Et si chacun de nos choix, individuels ou collectifs, était à la source d’uchronies? Si ces uchronies existaient simultanément et opposaient au fatalisme le joyeux chaos de nos libres arbitres? Les auteurs postmodernistes se sont emparés de cette idée comme source de leurs explorations formelles, alors que les auteurs de science-fiction en ont fait des fictions d’idées, des expériences de pensée. D’ailleurs, la science a rapidement rattrapé la littérature, puisque 15 ans après la parution de la nouvelle de Borges, le physicien Hugh Everett proposait une interprétation au problème quantique similaire : et s’il existait un univers où le chat de Schrödinger est vivant et un autre où il est mort? Cette théorie des mondes multiples allait influencer dans les décennies suivantes autant les physiciens que la culture populaire, dans lesquels les multivers ont commencé très tôt à proliférer, autant dans les romans de science-fiction que dans les bandes dessinées, notamment de superhéros. Les mondes multiples permettent à la fiction une sérialisation des possibilités, des recyclages, des prolongements narratifs, mais aussi une prise de contact entre des mondes souvent marquée par l’inquiétante étrangeté, puis par l’échange ou la destruction. Désormais, ce prolongement de l’idée d’uchronie – qui peut alors sembler simpliste puisqu’elle sous-entend qu’un seul événement changerait tout et que seules deux possibilités mutuellement exclusives sont imaginables – la remplace progressivement. Par exemple, le roman uchronique The Man in the High Castle (1962) de Philip K. Dick se transforme en une série télé (2015-2019) de mondes parallèles. De plus, à la fin de la guerre froide, les mondes possibles deviennent une réponse politique et imaginaire au récit néo-libéral initié par Margaret Thatcher et à la fin de l’Histoire décrétée par Francis Fukuyama : il y a bel et bien des alternatives (au libre-marché mondialisé et au conservatisme), il suffit de les imaginer.
Finalement, depuis les années 1980, apparaît une autre version, surtout esthétique, de l’uchronie : le rétrofuturisme. Il ne s’agit plus d’imaginer une temporalité alternative à partir d’un choix ou d’un événement historique différent, mais plutôt à partir d’une évolution technologique et esthétique parallèle et fantasmée, souvent anachronique. En 1983, Lloyd Dunn invente le terme « rétrofuturisme » comme une boutade pour nommer son magazine d’arts graphiques consacré à l’art du plagiat et de la récupération, mais il fait malgré tout école. Dans le rétrofuturisme, on est nostalgique de la vision du futur qu’avaient les gens du passé, en particulier de l’époque victorienne, de ses machines à vapeur et de son anticipation scientifique. On imagine un futur dans laquelle notre présent n’aurait jamais eu lieu, passant directement du passé au futur. D’une certaine façon, ce phénomène peut se comprendre comme une réaction au présentisme et à l’apocalyptisme (futur bloqué), une façon d’échapper à ce présent qui peut ressembler à une prison temporelle.
Dans le cadre de ce colloque, il s’agira d’explorer ces trois formes de temporalités alternatives que sont les uchronies, les mondes parallèles et le rétrofuturisme, et de constater ce que leur étude comparée et parallèle peut révéler d’un rapport alternatif contemporain à la temporalité. Ces formes sont transdisciplinaires (études littéraires, histoire de l’art, philosophie, science politique) et transmédiatiques (romans, séries télé, films, œuvres hypermédiatiques, etc.) et, malgré leurs origines plus anciennes, continuent d’avoir une pertinence singulière. Les propositions abordant la question des temporalités alternatives sous différents angles et à travers différents médias sont donc les bienvenues.
Voici quelques exemples de sujets qui pourraient être abordés :
- Les uchronies personnelles et collectives (historiques)
- Les fictions de mondes possibles qui permettent la mise en parallèle de plusieurs temporalités alternatives d’un même monde
- Le rétrofuturisme, son esthétique dans les œuvres les plus diverses, mais aussi les sous-genres qu’il alimente (steampunk, dieselpunk, archéomodernisme, etc.)
- La nostalgie du passé et du futur
- La valeur politique, identitaire et militante des uchronies et des mondes possibles
- Les voyages dans le temps qui déclenchent des temporalités alternatives et permettent une réflexion sur celles-ci
- Le trope de la boucle temporelle qui permet d’explorer les infinis variations du temps courts
- Le postmodernisme et la complexité narrative télésérielle qui permet de déconstruire la temporalité linéaire traditionnelle
Ce colloque sera le premier d’une série de colloques dans le cadre du projet « Temporalités », porté par Hélène Machinal, qui réunit des chercheur.e.s de plusieurs universités françaises et québécoises (Université de Bourgogne, Université de Bretagne occidentale, Université Paris 8, Université Rennes 2, Université de Poitiers, Université de Montpellier, UQAM), mais aussi du pôle du Centre Figura sur la culture populaire contemporaine, sous la direction de Louis-Paul Willis et Antonio Dominguez Leiva.
Programme à venir.