Dans leur processus d’écriture, les auteurs ont bien souvent recours à des cartes géographiques, pour fournir une assise référentielle au récit, pour apporter un surcroît de vraisemblance aux descriptions spatiales ou encore pour consolider une enquête de terrain – les dossiers génétiques des œuvres de Stendhal, Hugo, Zola, Giono ou encore Claude Simon le prouvent volontiers[1].
Depuis près de deux décennies, cette pratique a connu un infléchissement majeur, lié à l’émergence de la cartographie en ligne. Celle-ci, associant images satellite et données géolocalisées, n’est pas passée inaperçue des auteur.e.s qui, conscients de ses potentialités inédites, n’ont pas manqué de s’en saisir, aussi bien comme support et impulsion d’écriture que comme objet d’analyse.
Citons, entre autres ouvrages papier et projets numériques fondés sur l’utilisation de ces outils, Une traversée de Buffalo de François Bon ou Un mage en été d’Olivier Cadiot (Google Earth) ; Traque Traces de Cécile Portier (Google Maps) ; Dreamlands Virtual Tour d’Olivier Hodasava, Laisse Venir de Pierre Ménard et Anne Savelli ou encore Un lieu // quelqu’un (Google Globe Genie) de Christine Jeanney (Google Street View). Citons également des projets littéraires qui, utilisant des outils de géolocalisation, choisissent d’autres plateformes, Twitter et Instagram en tête, pour se déployer (voir le projet montréalais #dérives par exemple).
À l’invention de dispositifs narratifs et de procédés littéraires singuliers répond la présence thématique des cartes numériques au sein des récits, à l’instar des romans Programme sensible d’Anne-Marie Garat (2013) et GPS de Lucie Rico (2022), où elles jouent un rôle actanciel majeur.
Dans le cadre du projet de recherche « Littérature et cartographie » dirigé par Isabelle Ost à l’UCLouvain (site Saint-Louis), et dans la continuité des travaux pionniers menés par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques, le présent colloque entend examiner de quelle manière les auteur.e.s investissent les cartes sur écran dans leur travail d’écriture.
Parce qu’elles sont un de ces nouveaux outils numériques dont l’utilisation est extrêmement répandue, mais aussi parce qu’elles permettent d’interroger autrement la pratique cartographique, les cartes en ligne sont devenues un objet de l’imaginaire contemporain largement travaillé par les artistes, des arts plastiques (Charles Beauté & Juliette Goiffon, Nicolas Frespech) au cinéma (notamment dans les films de captures d’écran, où les images issues de ces services de cartographie numérique sont nombreuses) en passant par la photographie (Doug Rickard, Caroline Delieutraz).
Lorsque autrices et auteurs s’emparent à leur tour de ces cartes numériques constituées d’outils de navigation virtuelle, mais aussi de photographies ou d’images satellite, leurs créations croisent souvent les arts visuels, mêlant texte et images, captures d’écran et autres éléments iconographiques. Le caractère intermédial de ces objets littéraires s’inscrit dans un contexte plus général où les frontières entre la littérature et les autres arts ont tendance à s’amenuiser[2].
En outre, une part de ce travail littéraire ne passe plus par le livre imprimé, mais a lieu sur internet, réutilisant le langage même de la carte numérique ou de ses potentialités interactives. La poétique de cette littérature numérique autour de la carte en ligne, tout comme l’écologie médiatique singulière dont elle dépend, méritent d’être analysées.
Quels gestes concrets – zooms, captures d’écran, fenêtrages multiples – opèrent-ils à leur contact ? Privilégient-ils une longue immersion dans une seule partie de la carte ou pratiquent-ils des mises en série significatives ? Utilisent-ils ces instruments au premier degré, en y recherchant simplement des informations spatiales, ou inventent-ils des usages spécifiques, propres à les détourner de leur fonction première (encyclopédique, mais aussi commerciale lorsqu’elle appartient à un acteur privé) ? C’est en interrogeant la marge de créativité que laissent de tels outils, mais aussi leur processus d’« éditorialisation » spécifique (Marcello Vitali-Rosati), qu’on appréciera au plus juste la visée critique de l’auteur, qui « au cœur de la machinerie panoptique du web, se plaît à jouer les trublions » et « s’érige volontiers en cartographe déconstructeur[3]. »
Plus précisément, en quoi les cartes numériques renouvellent-elles la pratique et le paradigme de l’enquête marquant la littérature contemporaine ? Peut-on parler de terrain pour qualifier le monde virtuel au sein duquel l’écrivain évolue ? Quels espaces se trouvent particulièrement investis par les auteurs (la ville et ses périphéries, les zones rurales, les espaces naturels) ?
Du reste, observe-t-on une réelle désaffection de la carte papier ou l’attachement à ce support traditionnel est-il encore de mise ? Si tel est le cas, selon quelles modalités les deux supports coexistent-ils, dans des projets d’écriture comme « Pourquoi Pacifique » de Cécile Portier ? La frontière reste-t-elle étanche ou assiste-t-on à un brouillage, une fluidité particulière dans la manipulation des deux types de cartes ?
Dans une dernière perspective, plus épistémologique, les communications pourront se pencher sur l’usage que la recherche en littérature fait du mapping dans le contexte du développement des humanités numériques. Ce travail de géoréférencement des récits, effectué notamment par le biais des systèmes d’information géographique (SIG), entend en effet élucider la géographie romanesque de tel auteur, interpréter la création cognitive de l’espace par le lecteur ou encore renouveler l’histoire littéraire, dans le sillage des travaux fondateurs de Franco Moretti, Atlas du roman européen (1800-1900) (1997) ainsi que Graphes, cartes et arbres (2008).
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Le colloque, qui se déroulera les 6 et 7 juin 2024 à Bruxelles (UCLouvain site Saint-Louis), s’intéressera aux littératures d’expression française. Il prendra une forme mixte donnant la parole tout autant aux chercheurs et aux chercheuses qu’aux auteurs et aux autrices contemporains.
Les propositions de communication (titre ; argumentaire d’une demi-page ; brève notice biographique) sont à envoyer avant le 15 janvier 2024 à litte.cartonumerique@gmail.com.
Le colloque d’étude donnera lieu à une publication collective.
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Comité scientifique :
- Aurélien d’Avout (UCLouvain Saint-Louis)
- Cécile Châtelet (UMR Thalim)
- Laurent Demanze (Université Grenoble Alpes)
- Isabelle Ost (UCLouvain Saint-Louis)
- Anne Reverseau (UCLouvain)
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Bibliographie
- Jean-Marc Besse et Gilles Tiberghien, Opérations cartographiques, Arles, Actes Sud, 2017.
- Stéphane Bikialo, Anaïs Guilet et Martin Rass, Lectures digitales. L’écran au bout des doigts, publie.net, 2015.
- Gilles Bonnet, Pour une poétique du numérique. Littérature et Internet, Paris, Hermann, 2017.
- Serge Bouchardon (dir.), Un laboratoire de littérature : littérature numérique et internet, Paris, BPI Centre Pompidou, 2007.
- Romain Buffat, « Dreamlands : Street View et des mondes possibles », Nouveaux cahiers de Marge, 2020/2, en ligne : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=335
- David Cooper et Gary Priestnall, « The Processual Intertextuality of Literary Cartographies: Critical and Digital Practices », Cartographic Journal, n° 48, vol. 4, 2011.
- Henri Desbois, « La carte et le territoire à l’ère du numérique », Socio, n° 4, 2015, en ligne : https://journals.openedition.org/socio/1262
- Nathalie Gillain, « Dreamlands Virtual Tour d’Olivier Hodasava : les images de Google Street View comme documents et miniatures », Phantasia, n° 13, « Décrire la carte, écrire le monde », dir. Aurélien d’Avout et Isabelle Ost, novembre 2023.
- Olivier Hodasava, « Postface », Atlas puissance 100, Tiers Livre Éditeur, 2023.
- Enrico Agostini Marchese, « Pour une esthétique géolocalisée : espace, imaginaire et littérature à l’époque du numérique », thèse soutenue à l’Université de Montréal, sous la dir. de Marcello Vitali-Rosati et Bertrand Gervais, le 21 octobre 2021, en ligne : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/26262
- Enrico Agostini Marchese, « Écrire l’espace : dynamiques d’imbrication performative de la photographie dans la littérature numérique », Nouveaux cahiers de Marge, 2020/2, en ligne : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=323
- Servanne Monjour, « Le panoptisme à l’ère de Google Earth », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018. En ligne : https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/chapitre13.html
- Magali Nachtergael, Poet against the machine. Une histoire technopolitique de la littérature, Marseille, Le mot et le reste, 2020.
- Isabelle Ost (dir.), Cartographier : Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2018. En ligne : https://books.openedition.org/pusl/4415?lang=fr
- Marcello Vitali-Rosati, On Editorialization: Structuring Space and Authority in the Digital Age, Amsterdam, Institute of Network Cultures, 2018.
- Marcello Vitali-Rosati, « La littérature numérique francophone : enjeux théoriques et pratiques pour l’identification d’un corpus », Culture numérique, 2018, en ligne : https://blog.sens-public.org/marcellovitalirosati/la-litterature-numerique-francophone-enjeux-theoriques-et-pratiques-pour-lidentification-dun-corpus/
- Marcello Vitali-Rosati et Servanne Monjour, « Littérature et production de l’espace à l’ère numérique. L’éditorialisation de la Transcanadienne. Du spatial turn à Google maps », @nalyses, vol. 12, n° 3, 2017, p. 198-229, en ligne : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/19177.
[1] À ce sujet, voir en particulier l’ouvrage d’Olivier Lumbroso, Zola, La plume et le compas. La construction de l’espace dans Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Paris, Honoré Champion, 2004, ou le projet de recherche « Carto-Hugo » mené par Delphine Gleizes à l’Université Grenoble Alpes.
[2] Pascal Mougin, Moderne/Contemporain. Art et littérature des années 1960 à nos jours, Paris, Les Presses du réel, 2019.
[3] Gilles Bonnet, Pour une poétique du numérique. Littérature et Internet, Paris, Hermann, 2017, p. 54.