L’apparition du robot conversationnel grand public ChatGPT (Chat Generative Pre-trained Transformer) dans le paysage francophone en décembre 2022 a constitué un événement spectaculaire entrainant une série de commentaires alarmants notamment dans le secteur de l’éducation. Son usage par les élèves et les étudiants[1] pour des activités rédactionnelles a rapidement semé le trouble chez les enseignants et multiplié en particulierles soupçons de fraude aux devoirs et examens. La perspective d’un emballement des Intelligences Artificielles (IA) échappant au contrôle humain a été largement brandie comme une menace majeure, la perte de maitrise de l’enseignant sur les productions de ses élèves n’en étant que les signes avant-coureurs. L’irrépressible curiosité que provoque l’arrivée de ces nouveaux outils est alors apparue comme un stratagème commercial supplémentaire pour une politique âprement intrusive des industries numériques américaines (GAFAM) dans les pratiques de lecture et d’écriture des jeunes. Le débat public s’est depuis largement étoffé et a généré un grand nombre de réponses contradictoires sur le devenir des IA et en particulier sur leurs usages possibles à la fois pour les élèves et les enseignants. Aux multiples recommandations sur un usage éthique de l’IA et les politiques de régulation viennent désormais s’ajouter de nombreuses propositions éducatives davantage orientées vers la stimulation de la créativité que la simple sauvegarde des données personnelles.
Les précédents numéros de Français aujourd’hui consacrés au développement du numérique dans la classe de français (n°178, «L’enseignement des lettres et le numérique», 2012 ; n°196, «Écriture numérique (1): des usages sociaux aux formations», 2017 ; n°200, «Écriture numérique (2): la conversion du littéraire?», 2018) ont montré combien l’écosystème numérique était à prendre en compte dans l’enseignement en tant que «nouveau milieu de lecture et d’écriture» (Bouchardon et Cailleau, 2018). Le présent numéro entend poursuivre l’investigation en interrogeant la place que peuvent prendre dans ce milieu les différents bots, logiciels et outils numériques utilisant les IA et les IAG (Génératives) en particulier, sans occulter leurs risques et les dérives possibles de leurs usages. Comment la présencedes «robots dans la classe» peut-elle passer de l’image angoissante d’un groupe classe associant de manière indiscernable enfants et humanoïdes à celle plus émoustillante d’une collaboration heureuse entre «intelligences» de sources différentes? Quelles pratiques d’enseignement et d’apprentissage du lire-écrire avec les IA voit-on émerger? Quelles compétences littéraciques et littéraires sont ciblées par l’usage, en contexte de production comme de réception, des IAG ? Quels corpus et quels logiciels sont mobilisés?
Pour caractériser l’évolution en cours des représentations et des pratiques dans les manières d’enseigner avec le numérique, nourries parles expérimentations variées que les enseignants et les chercheurs commencent à documenter, nous proposons les axes suivants:
1. Imaginer/écrire/lire avec l’IA Pour envisager une présence explicite de l’IA dans les outils pour la classe de français ou le cours de littérature et pour documenter des pratiques, pourront être décrites et analysées des expériences menées aux différents niveaux d’enseignement, avec des élèves ou des étudiants. Il importera de les contextualiser, de veiller à la solidité de leur cadrage didactique et de présenter des résultats d’expérimentation en fonction d’hypothèses de recherche définies. Il pourra s’agir de pratiques fondées sur des agents conversationnels, des traducteurs automatiques, des correcteurs linguistiques ou des IA génératives dont on respecte les usages ou que l’on détourne en fonction d’objectifs d’apprentissage. Les productions pourront être multimodales (Bedtimestory) ou/et privilégier le texte (ChatGPT, YouChat, Google Bard, Magic Write de Canva, AL lab, Liliade…), l’image (DALL-E, Midjourney, NightCafe, Lexica, Bing Image Creator…) et encore le son (AudioGen, MusicGen). Les propositions pourront également interroger les usages et les modalités de formalisation des prompts, les pratiques langagières qu’entrainent la délégation d’écriture et les négociations avec les machines. Elles pourront également examiner des moyens et des effets de transposition des pratiques artistiques (littérature des prompts, littérature des profils, écriture avec les IA, etc.) dans les classes. En contexte de maitrise de la langue, on pourra analyser les usages des intelligences artificielles (Antidote, French Lab, Qualtrics IQ, etc.) pour soutenir des apprentissages variés, de l’acquisition du lexique à l’analyse sémantique, de l’autocorrection à la réécriture. Les pratiques de la traduction assistée par les IA pourront également être étudiées comme des pratiques scolaires. Dans quelle mesure ces pratiques de classe dépassent-elles la perspective de concurrence avec la machine ou de simple distinction entre textes générés automatiquement et textes rédigés par l’humain, selon ce qui fonde le test de Turing? Quelles lectures faire des premières œuvres générées entièrement ou partiellement par des auteurs-machines (Ross Goodwin, 1 the road ; Raphaël Doan, Si Rome n'avait pas chuté ; Grégory Chatonsky, Internes ; Simon Senn, Be Arielle F)? Comment penser des usages didactiques conjoints entre textes générés et textes rédigés ? En quoi certains usages permettent-ils de penser l’IAG comme un activateur d’esprit critique ou d’imagination ? Peut-on déjà opérer un tri entre certaines pratiques de classe? 2. Enseigner avec/malgré/contre l’IA Il s’agira pour cet axe de mesurer la manière dont les enseignants appréhendent l’horizon d’une familiarité progressivement acquise avecles IA et l’intégration des paramètres de génération de textes et d’images en didactique du français et de la littérature. L’idéed’une adaptation de la discipline aux outils technologiques, selon le principe d’une «technogenèse» (Hayles 2016), va-t-elle de soi ou se heurte-elle à des obstacles majeurs? Quelle place reconnaitre à la délégation d’écriture? Le déplacement du travail du texte intégral ou de l’extrait choisi vers celui du prompt (ou commande à la machine) engendre-t-il des transformations didactiques importantes? Comment penser l’inventivité et la subjectivité des imaginaires à l’heure des «créativités artificielles» (Gefen 2023b)? Les IAG sollicitent-elles de porter une attention particulière aux stéréotypes, aux modèles langagiers, aux canevas narratifs préformatés, véhiculés par les grands modèles de langage? D’autre part, le recours aux IAG encourage-t-il une paresse cognitive et expressive chez les élèves ? Obligent-elles les enseignants à penser différemment l’évaluation et à développer des stratégies particulières de mobilisation et de contrôle des connaissances? Faut-il envisager d’abandonner les devoirs maison, et encore de privilégier l’oral, au détriment d’exercices académiques classiques comme le commentaire ou la dissertation? C’est également le rôle de l’IA comme aide pour les situations de déficience ou de handicap qui pourra être interrogé. Peut-on aller jusqu’à considérer les robots accompagnateurs comme des compagnons pour l’élève et des assistants pour l’enseignant ? Dans quelle mesure l’IA est-elle déjà utilisée pour faire cours ou préparer sa classe? Les parents d’élèves en connaissent-ils les usages?
3. S’appuyer sur la recherche sur les IA Dans ce troisième axe, les contributions porteront sur la place réservée à la recherche, dans un secteur encore profondément mouvant et engageant des mutations importantes des repères intégrés par les enseignants. Que nous apprend la recherche sur le recueil et le traitement des big data qui puisse être utile pour la didactique du français et de la littérature? Est-il juste de considérer le deep learning et les réseaux neuronaux artificielles à l’aune des processus d’apprentissage d’un enfant, notamment pour la maitrise de la langue et la production de textes? Les théories littéraires sont-elles bousculées par la venue des IAG au point d’imposer de nouveaux repères pour aborder la notion d’auteur ou de coopération interprétative? Enfin, la production de synthèses de travaux de recherche par des IA génératives peut-elle s’envisager comme un outil de formation opératoire ou faut-il décidément penser ces évolutions comme un danger, notamment pour la formation de formateurs et le développement d’un art de l’enseignement? — Bibliographie indicative CHASSIGNOL, M., KHOROSHAVIN, A., KLIMOVA, A. & BILYATDINOVA, A. (2018).“Artificial Intelligence trends in education: A narrative overview”./Procedia Computer Science, 136/, 16‑24. DESGAGNE, S. (1997). « Le concept de recherche collaborative : l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants ». /Revue des sciences de l’éducation, 23/(2), 371-393. EUROPEAN COMMISSION (2018). A /Definition of Artificial Intelligence: main capabilities and scientific disciplines/. FRANCE UNIVERSITÉ NUMÉRIQUE (2023). /La Conférence IA & éducation, des 8 et 9 juin 2023/. Paris - Pantin. GANASCIA, J.-M. (2007). /L’Intelligence artificielle/. Paris : Le Cavalier bleu éditions, coll. « Idées reçues ». GANASCIA, J.-M. (2019). /Le Mythe de la singularité. Faut-il craindrel’Intelligence artificielle ?/ Paris : Points « Essais ». GEFEN, A. (2023a). /Vivre avec ChatGPT. L’intelligence artificielle aura-t-elle réponse à tout ?/ Paris : éditions de l’Observatoire. GEFEN, A. (éd.). (2023b). /Créativités artificielles. La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle/. Dijon : Les Presses du réel. GOZALO-BRIZUELA, R. & GARRIDO-MERCHAN, E.C. (2023). /ChatGPT is not all you need. A State of the Art Review of large Generative AI models/. HAYLES, K.N. (2016). /Lire et penser en milieux numériques. Attention, récits, technogenèse/. Grenoble : Éditions littéraires et linguistiques de l’université de Grenoble, coll. « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques ». HOLMES, W., BIALIK, M. & FADEL, C. (2019). /Artificial intelligence in education. Promises and Implications for Teaching and Learning/. Boston, MA: Center for Curriculum Redesign. MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE ET DE LA JEUNESSE (2023). /Intelligence artificielle et éducation : apports de la recherche et enjeux pour les politiques publiques/. GTnum. DNE – TN2,
https://edunumrech.hypotheses.org/files/2023/05/MEN_DNE_brochure_IA_WEB.pdf. POKRIVCAKOVA, S. (2019). “Preparing teachers for the application of AI-powered technologies in foreign language education”. /Journal of Language and Cultural Education, 7/(3), 135-153. ROMERO, M., HEISER, L. & LEPAGE, A. (éds). (2023). /Enseigner et apprendre à l’ère de l’intelligence artificielle/. Paris : Canopé, coll. « Livre blanc ». UNESCO (2019). “Beijing Consensus on Artificial Intelligence and Education”. /International Conference on Artificial Intelligence and Education, Planning Education in the AI Era: Lead the Leap/. Beijing.
Modalités de soumission: Les propositions d’article sont à envoyer par courriel en fichier attaché avant le 20 décembre 2023 aux trois coordinateurs : Eleonora Acerra (UQAM), acerra.eleonora@uqam.ca, Bertrand Gervais (UQAM), gervais.bertrand@uqam.ca, Anne-Marie Petitjean (Paris Université), anne-marie.petitjean@cyu.fr.
Ces propositions devront comporter le titre de la proposition, les nom, prénom, adresse courriel et institution (établissement et laboratoire) de l’auteur (ou des auteurs), un résumé de 5000 signes environ présentant de façon argumentée et précise le thème, le contexte et les questionnements envisagés, cinq mots-clés et une bibliographie indicative. Le format des articles et les consignes de présentation seront précisés après acceptation des propositions en comité de rédaction. Calendrier :- 20 décembre 2023: envoi des propositions d’article.
- 15 janvier 2024: retour pour acceptation ou refus motivé.
- 15 avril 2024: réception des articles en première version.
- 15 juin 2024: retour des évaluations et demande éventuelle de réécriture.
- 15 juillet 2024: réception des articles définitifs.
- 15 septembre 2024: publication et diffusion sur les sites internet.
Note: On voudra bien considérer que le choix du masculin, en cas d’absence de termes épicènes, est neutre et ne donne aucune indication genrée. Le français aujourd’hui a choisi de ne pas utiliser l’écriture inclusive.