Les 2 et 3 mars 2023 aura lieu le colloque Fiction et données organisé par Gilles Bonnet (laboratoire Marge, Lyon 3, ANR LIFRANUM), Anaïs Guilet (laboratoire LLSETI, USMB, partenaire LQM) et Bertrand Gervais (laboratoire Figura, UQAM, LQM).
Selon les dernières estimations, le volume de données numériques créées ou répliquées à l'échelle mondiale a été multiplié par plus de trente au cours de la dernière décennie, passant de 2 zettaoctets en 2010 à 64,2 zettaoctets en 2020, soit un peu plus de 64 mille milliards de milliards d’octets (Source IDC, Seagate, Statista). La production est exponentielle et s’est vue largement aggravée par la crise sanitaire. Selon les prévisions de l’IDC (International Data Corporation), la production de données devraient ainsi augmenter en moyenne de 23% par an jusqu’à 2025. «La quantité de données numériques créées au cours des cinq prochaines années sera supérieure à deux fois la quantité de celles créées depuis l'avènement du stockage numérique», a même précisé le cabinet.
L’enjeu serait de ne pas laisser au marketting, au data analytics et autres data scientists, le data storytelling[1], mais de le détourner à des fins critiques et littéraires. Nous aimerions ainsi nous interroger à l’occasion d’un colloque organisé en partenariat avec LQM, LIFRANUM et le laboratoire LLSETI, sur les liens entre données et fictions dans le champ de la littérature numérique. De la protection des données au Big data en passant par l’avènement d'une société de surveillance, les données sont un enjeu majeur pour nos sociétés contemporaines, dont les échos se répercutent autant dans les procédés d’écriture des œuvres littéraires numériques que dans les thématiques qu’elles abordent.
La donnée s’impose comme un mode de visualisation du réel. Selon Serge Abiteboul elle «est une description élémentaire d’une réalité. C’est par exemple une observation ou une mesure. La donnée est dépourvue de tout raisonnement, suppositions, constatations, probabilités. Étant indiscutable ou indiscutée, elle sert de base à une recherche ou à un examen quelconque» (2012). Ce qui nous intéressera dans la donnée c’est tout à la fois le rapport étroit qu’elle entretient avec le réel, son statut factuel et la prémisse qu’elle constitue, son caractère inaugural, invitant à l’analyse mais aussi à l’explication, la mise en récit. Posée ainsi, la donnée constitue un matériau tout à fait fertile pour les auteurs numériques, si bien que l’on se demandera si les données ne sont pas à la littérature numérique ce que le document est à la fiction contemporaine.
L’utilisation des données en contexte littéraire numérique engage bien des questions narratives et fictionnelles: quelle singularité, quel statut pour ces îlots référentiels d’un nouveau genre? Dans la lignée du data art, dont les artistes comme Nathalie Miebach, Aaron Koblin ou Peter Crnokrak s’approprient des données pour produire des représentations numériques ou plastiques[2], les auteurs numériques ont recours à différentes données dans des contextes narratifs à visée non pas documentaire ou didactique, mais fictionnelle. C’est le cas par exemple du travail de Françoise Chambefort dans Lucette, Gare de Clichy (2017) (http://fchambef.fr/lucette/) qui se construit en temps réel sur le flux de données du réseau ferroviaire de la région parisienne mis en parallèle du récit de Lucette qui vit en face de la gare ; ou de J.R. Carpenter qui dans In Absentia (2008) (http://luckysoap.com/inabsentia/) a recours au cartes API-Google pour créer une narration interactive non linéaire constituée d’histoires cartes postales écrites selon le point de vue d’anciens locataires du Mile-End à Montréal, forcés de quitter leur logement à cause de la gentrification. Dans ces récits, données et fictions se mêlent de manière parfois inextricable, créant comme c’est le cas dans le transmédia Netwars (2018) un espace pour le moins paranogène qui sied à l’environnement informationnel contemporain hanté par les complotistes comme par les fake news (Groupierre, Guilet 2017).
L’utilisation des données en contexte littéraire numérique explore aussi les modes d’immersion fictionnelle en inscrivant le corps ou l’espace du sujet lecteur dans l’univers diégétique grâce à l’utilisation de la caméra, du gyroscope ou de la géolocalisation par exemple. S’il existe toute une tradition de cette insertion dans les jeux vidéo, notamment depuis le CD-ROM In Memoriam en 2003, précurseur des jeux en réalité augmentée et autres locative narratives, ou encore ambient littérature, ce champ reste à explorer dans le cadre plus spécifique de la littérature numérique. À ce titre l’œuvre de James Attlee (2017), The Cartographer’s Confession, se présente comme une combinaison de fiction et non-fiction, d’espaces imaginés et réels dont le récit repose en partie sur les données de localisations de sa lectrice. Nous pouvons aussi citer Breathe, l’application de Kate Pullinger (2018), qui inclut le lecteur au fil de l’histoire grâce à la géolocalisation, au recours à la caméra comme aux données météorologiques et temporelles.
Si l’on pense également à toutes les œuvres numériques s’insérant sur les RSN, qu’il s’agisse de la twittérature ou des romans sur Instagram pour ne citer que ces exemples, c’est la frontière entre réel et fiction qui se voit sans cesse réinterrogée. Ces récits provoquent une intrusion de la fiction dans des espaces qui ne lui sont pas originellement destinés, quand bien même ils flirtent souvent avec l’autofiction et la distance qu’implique tout représentation de soi. Les RSN fonctionnent en effet comme autant de leurres documentaires que ces récits littéraires fictionnels viennent révéler. Les œuvre de littérature numérique sur ces réseaux induisent de nouveaux pactes fictionnels qu’il s’agira dès lors d’analyser.
Les œuvres numériques semblent donc sinon contribuer, jouer, notamment grâce aux recours au données, au brouillage des frontières entre réel et fiction. Un brouillage qui correspond à une idée largement répandue que Françoise Lavocat dans Faits et fiction se sera largement attachée à déconstruire, cherchant à «(…) montrer l'existence et la nécessité cognitive, conceptuelle et politique des frontières de la fiction (…)»[3] dans tous les arts de la fiction.
Partant de ce constat ambivalent : entre la nécessité de fonder les frontières entre fiction et réel et le travail de brouillage perpétuel pratiqué par les auteurs de littérature numérique, ce colloque se propose d’explorer comment données et fictions interagissent ainsi que d’analyser les conséquences narratives, esthétiques et théoriques de ces interactions.
Les propositions de communications (1000-1500 signes) et une courte notice bio-bibliographique (300-500 signes) sont à adresser, avant le 1er septembre à Anaïs Guilet (anais.guilet@univ-smb.fr) et Gilles Bonnet (gilles.bonnet@univ-lyon3.fr). Le retour des expertises aura lieu le 1er octobre.
[1] Cf. www.datacomics.net ; Cole Knaflic Nussbaumer, Datavisualisation. Utilisez le storytelling pour faire parler vos données (2019); Tom Davenport, « Why data storytelling is so important -and why we're so bad at it » (2015).
[2] Cf. Open Window, “Data art, la donnée comme matériau d’origine”, Usbek et Rica, 8 mars 2017, en ligne : https://usbeketrica.com/fr/article/data-art-la-donnee-comme-materiau-d-origine.